LA VIE, UNE ROUTE QUI DURE UNE JOURNÉE Rappel des enseignements de mon père par Abdou Khadre Gaye
En cette fin de ramadan, je voudrais partager avec les musulmans et tous les citoyens de ce pays, en guise de soukeurou koor, cette humble réflexion sur la vie de l’homme sur terre. Écrite en 2010, elle est un rappel des enseignements de mon père, Ibrahima (1927/1984). À dire vrai, il s’agit de l’évocation d’une vérité que tout le monde connaît et que chacun a eu à expérimenter, mais que l’on a tendance à oublier, emportés que nous sommes par le traintrain de la vie, les plaisirs, les bruits et les clameurs du monde. Et pourtant, avertit le Coran : « La rivalité mutuelle (pour la conquête des biens de ce monde) vous distrait jusqu’à ce que vous descendiez dans les tombeaux ». Puis : « La vie d’ici-bas n’est qu’une jouissance trompeuse ». Puis encore : « Rivalisez dans l’accomplissement des bonnes actions… »
Mon père disait que la vie de l’homme sur terre est une route qui dure une journée ; une journée pour gagner l’éternité ou bien perdre, dans les cavernes obscures et profondes de la géhenne, ce qui fait la dignité humaine. Elle peut être droite ou tortueuse, « la route-vie », large ou sinueuse, mais elle est toujours éphémère. Il disait aussi que vivre, pour l’homme, c’est la parcourir, c’est faire l’expérience des « jouets » qu’elle offre à ses différentes stations que sont l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, l’âge adulte, la vieillesse… Sans oublier les stations intermédiaires. La droiture, la tortuosité, la largesse ou la sinuosité changeante de la « route-vie », disait encore mon père, dépendent du choix des « jouets », du « jeu » ainsi que du sens, de la cadence et de la forme de notre cheminement.
Aussi la vie offre- t- elle, en guise de « jouets », des appétits, des faims, des soifs et des satisfactions ; des occasions d’amitié, d’amour, de haine et d’indifférence ; des séparations et des retrouvailles ; des guerres et des réconciliations ; des sourires, des rires et des pleures. Elle offre la Voie lactée et le silence des étoiles ; des mers à traverser, des montagnes à escalader et des fleurs à cueillir, à perdre ou à retrouver ; des déserts à vaincre et des oasis à conquérir. Elle offre des émotions, des extases et des folies ; des poèmes à composer ou à chanter, des danses à danser et des larmes à pleurer. Elle offre des énigmes …
Tout commence dans le sein maternel, « une triple obscurité », enseigne le Coran. Puis, « Lorsque l’enfant parait »1 : c’est l’aube de la vie, la genèse avec ses couleurs, ses saveurs et ses fraicheurs. C’est l’heure magique où le soleil se lève, où la nuit se retire et où la nature se réveille et soupire.
Ensuite vient l’adolescence : le petit matin et ses ivresses. L’air pur. La respiration facile. Une lumière toute neuve qui inonde le monde. L’on éprouve des envies : envie de faire comme font les adultes, de braver les interdits, de défier l’autorité. Envie d’essayer…
Après, c’est la jeunesse, l’heure ensoleillée où le monde sourit, où les envies deviennent des appétits dévorants et où l’on rêve de « Midi aux mille rayons dansants », comme ce personnage de Yaay Kan ? Qui es-tu ?2 C’est yoor-yoor3, c’est ndioloor4, heures interdites où toutes les portes sont entrouvertes, où retentissent les chants des sirènes et les complaintes des amants et où, entre autres, la route offre un tamtam qui invite au rythme et à la danse.
Une alternative s’offre à la personne qui atteint cette station bien-aimée, disait mon père, Ibrahima (fils d’Oumy Gueye et Ablaye, petit fils d’Ablaye Gueye Youssou Bamar et Bara Penda Diké).
Premier terme de l’alternative : répondre positivement à l’invitation. C’est-à-dire, s’arrêter quelque temps, se détendre, battre le tamtam, danser et se réjouir. Puis poursuivre son chemin. Hélas, il y a des hommes qui ambitionnent de faire d’une station leur demeure. D’avoir goûté au plaisir du tamtam et de la danse, ils veulent en vivre, insatiables tels des junkies. Ainsi refusent-ils d’avancer, de poursuivre leur chemin. C’est pourquoi le fruit pourrira dans leurs mains. Ce qui a fait leur grandeur fera leur déchéance. Ce qui a fait leur beauté fera leur laideur. La vie les expulsera de cette halte qu’ils squattent et qu’ils quitteront en rampant, semblable à des vers de terre.
Deuxième terme de l’alternative : répondre négativement à l’invitation du tamtam. En effet, il y a des hommes qui, dotés d’une qualité de vie intérieure supérieure à la moyenne et préoccupés par leur rêve (au sens noble du terme, s’entend), dédaignent le tamtam et la danse. Ils passent leur chemin sans s’arrêter, sans regarder en arrière, les yeux fixés sur leur étoile. Hélas, il y a parmi eux des imposteurs qui, bien après, bien
trop tard souvent, regrettent de n’avoir pas joué le tamtam et dansé. Ils regardent envieusement les « batteurs-danseurs », et rebroussent chemin pour aller leur disputer la place. Ainsi voguent-ils, tels des navires fous, à contre-courant de la vie. Leur laideur égale celle des Albatros de Baudelaire, « ces rois de l’azur » qui « déposés sur les planches (…) maladroits et honteux, laissent piteusement leurs grandes ailes blanches comme des avirons trainer à côté d’eux. »
Après la jeunesse, l’âge adulte, la station de la pleine responsabilité. La balance est en équilibre. Le soleil décline à peine, et s’enclenche le compte à rebours. Tout est encore possible. Car (et les intelligents le savent), il reste un après-midi entier pour le labeur, le repentir, l’amour du beau et du bien, et la prière. Malheureusement, comme disait Serigne Same M’baye, « L’homme blanchit et deux grands défauts blanchissent avec lui : le désir ardent (des biens de ce bas monde) et les projets lointains (c’est-à-dire les rêves grandioses). » L’imam Ratib de Dakar, d’affirmer : « Le changement des comportements n’est pas chose aisée. Il faut pour le réaliser, de la sincérité. Il faut de la volonté. Il faut surtout revenir à Dieu.» Et Jacques Brel de chanter, avec raison : « Plus ils sont vieux, plus ils sont bêtes… »
En dernier vient la vieillesse et ses lassitudes, « marakh »5, le crépuscule qui, comme pour suggérer ses richesses aux âmes avisées, habille d’or et de pourpre le monde. Le soleil prépare sa couchette. Les oiseaux rentrent. La nuit arrive à grands pas. On mesure le chemin parcouru. On éprouve des regrets et des nostalgies. Les signaux de la séparation clignotent. « J’arrive ! »6, chuchote à nos oreilles, l’ange de la mort, « j’arrive ! ». L’on se souvient alors de Dieu qui va solder les comptes.
Encore un peu et s’ouvre la tombe, un autre commencement, où peut être un recommencement. Et je pense au discours mémorable d’Abdou Aziz Sy Dabakh devant la dépouille du président Lamine Gueye : « Où sont ses richesses et son pouvoir ?… » ; et à Haçan Basri haranguant un cortège funèbre : « Ô vous tous qui êtes ici ! Cette tombe est notre dernière étape dans ce bas monde et la première dans l’autre monde. D’où vient donc votre goût pour une vie qui finit de cette manière, et pourquoi ne craignez-vous pas l’autre vie qui commence là où la première finit ? Ô gens de peu de prévoyance ! Puisque tel est le commencement de votre fin dernière, pourquoi témoignez-vous une telle inculture pour les intérêts de l’autre monde ? »
Un autre clin d’œil et survient l’heure du jugement. Et les aveugles recouvrent la vue, et les sourds entendent… C’est là « qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents », enseigne l’Évangile. Le Coran de confirmer : « Ce jour-là celui qui a fait le poids d’un atome de bien, le verra. Celui qui a fait le poids d’un atome de mal le verra. »
ABDOU KHADRE GAYE
Écrivain, président de l’EMAD
1/ C’est le titre d’un poème de Victor Hugo
2/ Une pièce de théâtre de l’auteur
3/ Espace de temps entre 10 et 11 heures
4/ Espace de temps entre 12 et 14 heures
5/ Heure de coucher du soleil
6/ C’est le titre d’une chanson de Jacques Bre